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Roger
Dynamique du provisoire (1965)
Face à l’accélération de toutes les évolutions, une dynamique du provisoire, qui
laisse d’autant plus libre que l’on est plus fidèle à l’essentiel, permet de
reprendre encore et toujours un nouveau souffle. L’œcuménisme ne peut cheminer que
dans une dynamique qui l’oblige à découvrir une dimension toujours plus universelle.
Sinon, comment la vague œcuménique gagnerait-elle de proche en proche les chrétiens
et, par eux, tous les hommes ? Sans être en communion visible entre eux, les
chrétiens peuvent-ils discourir sur l’amour ? Il en va de la crédibilité du peuple de
Dieu aux yeux de ceux qui nous regardent vivre.
Pour une nouvelle dimension de l’œcuménisme
« L’œcuménisme est la tentative qui permettra de rendre visible une communion
fraternelle entre les chrétiens et, par eux, entre tous les hommes. » Il ne peut se
contenter d’un engagement partiel, et doit en particulier nous relier aux chrétiens
de l’hémisphère sud. Les séparations des chrétiens amoindrissent leur rayonnement.
La simple coexistence pacifique est un bien, mais marque un arrêt dans le
cheminement; l’œcuménisme eschatologique est trop peu contraignant. « Le dialogue
est indispensable, mais à la condition qu’il ne se complaise pas dans le statisme
d’une paix confessionnelle. » Surgit la tentation de confessionnalisme, attitude
d’autodéfense exposant ses nuances propres : « des mentalités confessionnelles se
maintiennent alors même que la foi a disparu » ! L’interpellation posée par les
baptisés sans adhésion et les multitudes étrangères à la foi, doit nous faire
dépasser ces positions. Mais la plus forte résistance est notre égocentrisme.
« Pour avancer vers une communion, Dieu nous donne le moyen de nous extraire de
nous-mêmes. » Trois gestes pour être des événements de Dieu, des chemins de communion
: éviter la rupture des générations, rencontrer ceux qui ne peuvent croire, rejoindre
l’homme exploité. Il convient d’accorder à chacun a priori la pureté d’intention, et
de s’abstenir de juger ceux qui suivent des chemins différents, fussent-ils défense
du passé.
Les jeunes générations veulent faire table rase, dans une saine réaction contre tout
automatisme, stéréotype, absence de participation. Mais l’intelligence seule ne peut
saisir le mystère de Dieu; « à vouloir tout expliciter, nous nous exposons à ne plus
rien comprendre », nous avons besoin d’actes, de gestes, d’humbles signes, rejoignant
nos profondeurs, nos « archétypes ». « À tout formuler, nous risquons de perdre le
sens de Dieu. » Alors se crée un vide dans lequel se coulent l’indifférence ou le
refus, la révolte qui sourd en tout homme. Deux démarches s’imposent pour ne pas
perdre le sens de Dieu tout en étant présent dans des sociétés de plus en plus
sécularisées : ivre le mystère du peuple de Dieu, et demeurer dans l’attitude
contemplative.
éviter la rupture des générations
Il en est des vieux dès leur jeune âge, refusant de consentir à l’aujourd’hui, aux
changements. Or « vieillir sans relations avec les générations qui montent, c’est se
condamner à végéter ». Une grande ouverture de cœur et d’intelligence nous est
demandée pour saisir les grands courants actuels. Les longues années d’une vie
laborieuse fournissent à la réflexion une acuité irremplaçable, un jugement affiné.
« Plus l’homme est lié à l’éternité, sachant de quoi il s’approche, mieux il se
dispose à vivre. Vieillir, c’est alors être rajeuni par tout ce qui vient à nous au
travers de l’évolution contemporaine. » « La communauté chrétienne n’est pas à la
copie des sociétés civiles », tous sont engagés ensemble, dans l’obligation d’avancer
et de relier les mentalités du passé à celles de demain. L’œcuménisme permet de
réaliser ce qu’il y a de plus pur dans l’élan de chacun.
Les jeunes veulent participer à un réenfantement de la communauté chrétienne et des
formulations de la foi. Ils ne veulent plus des attitudes de retrait, des
autojustifications confessionnelles, vont là où une vie se trouve, exigeants
d’authenticité, plus qu’un œcuménisme vernis pour masquer le malaise des séparations.
D’aucuns transforment leur angoisse en agressivité, et veulent détruire les vieux
pans des institutions chrétiennes. « L’immobilisme durcit et conduit immanquablement
à un processus de désagrégation : qui n’édifie plus se détruit lui-même, à brève ou à
longue échéance. »
Parfois les jeunes refusent toute communication avec les hommes d’église, car ceux-ci
auraient acquis des sécurités et privilèges abusifs, par les institutions. Ils
veulent sincérité et limpidité, là où elles sont, une preuve existentielle que nos
sécurités sont en Lui, que nous vivons l’évangile dans sa fraîcheur première, en
solidarité avec tous, pas seulement avec la famille confessionnelle : vivre l’attente
de Dieu, dans la dynamique de l’aujourd’hui. « L’orgueil de la vie crée une fissure
par où s’écoule toute fraîcheur évangélique. » Il nous faut accepter une
reconversion, pour nous faire refaire des « entrailles de miséricorde ».
Les générations montantes oublient bien souvent qu’il n’y a pas de réforme d’une
communauté sans réforme de l’individu. « Il importe que l’être précède l’agir. » «
La mise à jour commence dans les profondeurs de nous-mêmes. » Demandons à l’Esprit
qu’il nous élargisse, qu’il nous embrase du feu de son amour. On édifie ni seul ni à
partir de zéro : « rien de durable ne s’accomplit sans une création commune. » « Il
n’y a de vie commune que si l’unique référence de tous est d’édifier ensemble. »
Chaque membre doit participer à la recréation de la communauté, chaque jour - s’il
accomplit son œuvre sans l’y insérer, il détruit. Le signe de communion est plus
important que la plus noble œuvre individuelle. « Dieu nous prépare une communauté
chrétienne qui sera lieu de communion, qui offrira à l’insécurité des hommes à
travers le monde un terrain solide pour tous. Il n’y aura pas de violence pour
parvenir à cette communion. Personne ne sera jamais arraché à sa famille ecclésiale
ou humaine. Procéder ainsi ne serait pas une création commune. Ce serait blesser
l’amour, et qui blesse l’amour ne construit pas le peuple de Dieu. »
Rencontrer ceux qui ne peuvent croire
La conséquence de nos divisions est un appauvrissement réciproque. Les non-croyants
ne peuvent croire que ce qu’ils voient ! - notre amour fraternel doit donc éclater
dans sa manifestation visible. Notre communion est pour tous ces hommes, pas pour
être plus forts contre d’autres hommes. L’œcuménisme est un préalable pour nous
rendre capable d’offrir aux hommes un lieu de communion pour tous. Il ne s’agit pas
de faire fi de la vérité. « Mais se mettre d’accord sur une vérité première, la
nécessité d’une communion visible, c’est trouver la possibilité existentielle de se
mettre d’accord un jour sur d’autres vérités de la foi. » « Un dynamisme nouveau est
promis à ceux qui se retrouvent après avoir été séparés. Tout homme qui réalise une
réconciliation y gagne une ouverture d’esprit et de cœur, et dans sa vieillesse même
il redevient jeune. » La réconciliation entre chrétiens nous rajeunira et nous
dynamisera. « Pour que, ensemble, nous rejoignons ceux qui ne peuvent croire, il
nous est demandé quotidiennement l’offrande cachée de nos vies. » La vraie histoire
du mouvement œcuménique este dans les petites et grandes fidélités de ceux qui
assument le combat jusqu’au plus profond de leur homme intérieur.
C’est la passion de l’unité du Corps du Christ qui a fait découvrir à la
communauté l’amitié pour les hommes de toute la terre. « Le souci du dialogue a
éveillé notre attention à tout ce qui est humain. »
L’esprit de miséricorde conduit dans une charité forte sans sentimentalité
(caricature de la sensibilité), ne dramatise pas la subjectivité des situations,
accueille avec confiance l’événement et le prochain, quels qu’ils soient. De
nombreux non-chrétiens sont porteurs du Christ, pacificateurs, à leur insu -
peut-être est-ce l’aboutissement des prières séculières des chrétiens; ils nous
frayent des chemins. « Nombreux ceux qui sont enfants de lumière sans le savoir. »
Le dialogue avec lui permet de voir en lui ce qu’il ignore, le mystère d’une présence
cachée, alors il y a recréation réciproque - mais ne peut faire cela que le chrétien
qui à tout moment se ressource dans la Parole, dans l’Eucharistie, sinon il serait
conduit à un relativisme sans bénéfice pour personne.
Rejoindre l’homme exploité
Il faut amorcer une marche vers la libération de tout ce qui opprime l’homme, sinon
la rencontre du Nord et du Sud sera déchirure. Générosité et détachement ne sont pas
suffisants, la participation à la lutte du monde contre la misère est requise.
L’esprit de pauvreté va au-delà de l’abandon de biens matériels, oblige à renoncer à
accaparer l’esprit d’autrui, à le forcer à entrer dans nos catégories. Les signes
extérieurs de pauvreté n’empêchent pas de conserver à part soi une ambition humaine,
un désir de puissance, de domination. Attention au néojansénisme, à l’attitude
puritaine, qui est de faire pauvre en cachant des ressources derrière la façade.
L’esprit de pauvreté n’est ni tristesse ni austérité, mais transparaît dans des
signes extérieurs de joie, attente joyeuse du retour du Christ et objection de la
conscience chrétienne face aux exploiteurs.
S’il s’accompagne d’un fanatisme, l’engagement à la pauvreté détruit. « Des êtres
farouchement pauvres font peur. L’esprit de pauvreté n’est pas porteur de
suffisance. On ne saurait exalter une Béatitude aux dépens des autres. Le pauvre
est doux, il reste le pauvre du Christ. La pauvre n’est rien sans la charité, ombre
sans clarté. » Découvrons le sens de l’urgence et la dynamique de l’attente. «
Multiplier les sécurités de toutes sortes, c’est faire mentir notre confiance. Les
abandonner, c’est être en quête de Dieu et n’avoir de sécurité inébranlable qu’en
lui. »
Vivre le mystère du peuple de Dieu
« La vocation œcuménique nous conduit immanquablement à une réflexion sur le peuple
de Dieu et entre autres sur l’appartenance de tous les chrétiens, par leur baptême,
au Christ et à son Corps. » Par le baptême, nous sommes marqués du sceau de
l’universel, de l’exigence de la solidarité et de la fraternité avec tous les
baptisés. « Pour un catholique, être solidaire de tous les baptisés, cela signifie
d’abord être solidaire de toutes les familles spirituelles qui animent le
catholicisme. » « Que ceux qui ont reçu le sens du mystère du peuple de Dieu ne
gardent pas pour eux-mêmes les valeurs irremplaçables auxquelles ils sont attachés,
mais qu’ils comprennent ceux qui ont premièrement la passion du dialogue avec l’homme
contemporain. De la même façon, que les catholiques qui se tiennent en pointe, sur
des positions avancées, réapprennent que sans une quotidienne descente aux sources,
bien vite ils n’auront à offrir que le vide. » « Le combat chrétien est déjà si
exigeant ! Pourquoi s’user à condamner ? Pourquoi se fatiguer à mépriser des courants
contraires ? »
Quel est le rayonnement de ceux qui usent de l’anathème ? Attention à l’œcuménisme à
double face, sans risque, conservant des critiques sourdes. Luther écrivait en 1519
à propos du schisme hussite: « Les Bohémiens qui se sont séparés de l’église romaine
peuvent bien invoquer des excuses : elles ne sont qu’impies et opposées à tous les
commandements du Christ. Leur séparation est en effet contraire à l’amour qui résume
tous les commandements. Ce qui les accuse le plus, c’est précisément ce qu’ils
avancent comme leur seul argument : ils se seraient séparés par crainte de Dieu et
par motif de conscience, pour ne pas devoir vivre parmi prêtres et papes corrompus.
Que les prêtres et les papes ou qui que ce soit d’autres soient corrompus, alors, si
tu brûlais d’un vrai amour chrétien, tu ne fuirais pas mais tu accourrais, du bout du
monde s’il le fallait, pour pleurer, exhorter, persuader et mettre tout en mouvement.
Sache que par obéissance à cet enseignement de l’apôtre (« portez les fardeaux les
uns des autres »), ce que tu dois porter, ce ne sont pas les choses agréables mais
les fardeaux. Il s’en suit que toute la gloire de ces frères de Bohème n’est que
pure apparence. Elle est la lumière en laquelle se change l’ange de Satan. Et nous,
allons-nous nous enfuir et nous séparer parce que nous devons porter les fardeaux et
les monstres insupportables en vérité de la Cour Romaine ? Loin de là ! Loin de là !
Au contraire nous réprimandons, nous nous indignons, nous supplions, nous exhortons,
mais nous ne rompons pas l’unité de l’Esprit et nous ne nous rengorgeons pas. Car
nous savons que l’amour surmonte tout, non seulement les institutions défectueuses,
mais aussi les hommes qui sont des monstres de péché. Il est menteur, l’amour qui ne
supporte que les qualités de l’autre. » (Weimarer Ausgabe, vol. II, p. 605)
Du
côté
catholique, au XVIè siècle, il y eut de la générosité, une angoisse et une inquiétude
exprimées authentiquement, par exemple par le pape Adrien VI, qui disait à son nonce
qu’il envoyait à Luher : « Tu dois dire que nous reconnaissons librement que Dieu a
permis cette persécution à cause des péchés des hommes et particulièrement des
prêtres et des prélats. La Sainte écriture nous apprend tout au long que les fautes
du peuple ont bien souvent leur source dans les fautes du clergé. C’est pourquoi
notre Seigneur, lorsqu’il voulut purifier la ville de Jérusalem malade, alla d’abord
au temple pour prier. Nous savons que, même sur le Saint-Siège et depuis nombre
d’années, beaucoup d’abominations ont été commises : abus des choses saintes,
transgression des commandements, de telle sorte que tout a tourné au scandale. Nous
tous, prélats et ecclésiastiques, nous nous sommes détournés de la voie de la
justice. » (Instruction du pape Adrien VI au nonce F. Chieregati)
Le protestantisme s’est établi dans un isolement qui ne correspond pas à sa démarche
première, la constitution de communautés minoritaires a entraîné des habitudes de
justification et d’autodéfense. Le concile Vatican II a ouvert une voie du côté
catholique : une promesse est apparue, un événement de Dieu a éclaté. « Aux
protestants de savoir si, de leur côté, ils demeureront uniquement tournés vers leur
histoire ou s’ils accepteront, à leur tour, de connaître un réenfantement. » Un
aggiornamento du protestantisme est nécessaire, parfois rendu difficile par le
vocabulaire du « retour » utilisé par certains catholiques : il ne saurait s’agir
d’une victoire des u ns et d’une défaite des autres. Les protestants risquent deux
illusions : croire retrouver la pureté d’une église primitive, sur laquelle personne
n’est d’accord et dont de toutes façons leurs propres institutions éloignent
naturellement; supposer que le catholicisme va se « protestantiser », promouvant
ainsi une attitude de retour de leur côté. « Réagir à la lourdeur d’une communauté
chrétienne peut être nécessaire. Mais si ceux qui s’expriment deviennent
protestataires et si, de plus, ils se regroupent et clament du dehors, ils bloquent
la communauté chrétienne déjà fatiguée par un long cheminement et en empêchent le
réenfantement. » Sachons être levain qui brise les croûtes. C’est toujours de
l’intérieur et patiemment que l’on édifie. Toute rupture est en définitive un
appauvrissement. Les « petits restes » risquent toujours le durcissement, de n’être
plus porteurs de vie. Permettre qu’éclate l’événement au sein de la communauté, sans
rompre la communion.
« Celui qui, dans sa vie personnelle ou dans celle de
l’église, se contenterait d’attendre le seul événement de Dieu et se placerait dès
lors dans l’unique perspective du provisoire, verrait son attente infirmée.
N’acceptant pas que l’événement de Dieu s’intègre dans l’histoire, dans la continuité
de la tradition, il l’exposerait à être comme une pierre précieuse jetée aux
pourceaux. Mais,
de son côté, celui qui se refuse à considérer l’événement de Dieu toujours possible
oublie la valeur de l’attente, se prive de la dynamique du provisoire, se condamne au
durcissement et à l’absence de rayonnement. Maintenir, au nom de la tradition, des
formes stéréotypées, c’est caricaturer la tradition elle-même, ce grand courant qui
traverse les temps et la vie du peuple de Dieu, véhiculant avec lui et en lui des
valeurs essentielles, la Parole vivante de Dieu. Celui qui n’attend plus rien
devient statique, il se prive de tout pouvoir de communication. »
Taizé ne veut être qu’un signe existentiel de la communion du peuple de Dieu.
Microcosme de l’église, cette communauté trouve une résonance qui la dépasse. «
Allier au sens de l’urgence le sens des continuités assurées par plusieurs
générations constitue un facteur incomparable de paix intérieure et d’humilité : je
suis serviteur inutile; ce que je n’accomplis pas moi-même, d’autres l’accompliront
après moi. »
La protestation enferme dans une position de suffisance, et enferme l’autre en
lui-même en le culpabilisant. « Par sa nature même, toute vie en communauté est
tournée vers Dieu et vers les hommes. Si elle ne favorisait que la pureté de vie,
elle risquerait fort de succomber à une lente mort. » Sinon elle est ferment capable
de soulever des montagnes d’indifférence, apportant aux hommes une qualité
irremplaçable de présence du Christ.
Frère Roger s’émerveille de ses frères, réunis à la prière commune, se tenant devant
Dieu, sans voir, avec sérieux, fidélité, la joie dominant leur combat intérieur. Si
on s’installe au-dedans de soi-même, dans ses privilèges et son bon droit, une
dimension de foi se rétrécit. Vivre dans le provisoire conduit à voir nos
particularités, notre Règle, notre liturgie, nos trésors, comme moyens. La vocation
elle est immuable. Seul celui qui a le sens des continuités peut être au bénéfice de
la dynamique du provisoire. Il faut une continuité plus forte que l’enthousiasme,
qui servira à reprendre élan, car celui-ci est entrecoupé de déserts arides. La
vocation œcuménique est un combat exigeant la pleine maîtrise de soi. Seule
l’attente contemplative de Dieu permet de conserver l’animation intérieure qui
procède de notre amour du Christ et de Son Corps, les volontés doivent y être
trempées. « La conversation avec Dieu active la ferveur. » Dialoguer simplement,
humblement, avec Dieu, comme le faisait et le disait le pape Jean XXIII. À qui
écoute il est répondu : paix ! Pas une paix proférée des lèvres alors qu’il y a
guerre en soi, ni une paix acquise une fois pour toutes, mais une paix qui atteint
les profondeurs de l’être. Ni fade tranquillité, ni passivité intérieure, pas de
paix dans l’oubli du prochain - tous les jours retentit la question : « qu’as-tu fait
de ton frère ? » Pacifié, l’homme suscite réconciliation. Cette paix requiert une
maturation, car recouvre épreuve et souffrance, qui restent à l’intérieur, mais
mettant en action des forces vives. « Un homme de paix, par l’unité de sa personne
avec Dieu, préfigure en lui l’unanimité. Il y entraîne. »
La maîtrise du corps, et la chasteté, se font uniquement par amour du Christ Jésus.
La Réforme a oublié l’élément moteur de la chasteté, l’attente du retour du Christ,
le célibat comme attente du Royaume qui vient. « Le célibat ouvre à une dimension
œcuménique insoupçonnée. À travers lui, nous voulons être des hommes tellement
tendus vers l’espérance de Dieu qu’ils souhaitent ne rien garder pour eux-mêmes. Il
y a là un exercice d’ouverture à l’universel, qui permet d’assumer, avec un cœur
disponible, toutes les préoccupations, tout ce qui vient jusqu’à nous. » Le célibat
ne peut que revaloriser la vocation au mariage, à la construction d’une communauté
conjugale « petite église ». La recherche de plénitude affective de l’homme le
pousse à désirer l’intimité; mais toute intimité humain suppose des limitations,
refuser cet ordre de nature conduit à la révolte. Y consentir stimule l’intimité
avec Celui qui nous arrache à la solitude accablante de l’homme face à lui-même. Elle
sera communion et soutiendra une foi capable de transporter les montagnes. « La vie
contemplative n’est pas une existence qui se meut entre ciel et terre, dans l’extase
ou l’illumination. Elle prend son départ dans l’humble approche de Dieu et du
prochain. Sa marque est toujours le sceau d’un esprit réalisateur. » Elle pose
l’exigence du silence intérieur, et d’un regard sur le prochain transfiguré par la
réconciliation, aide aux consentements chaque jour nécessaire : à notre état de vie,
à notre vieillissement, aux occasions perdues. « Dans le regret, l’homme intérieur
se désagrège. L’esprit de l’homme, loin d’être tonifié, est rendu stérile lorsqu’il
se traîne à travers une réflexion où il reconstruit sans bénéfice une situation
dépassée. » « Le regret stérilise l’élan créateur. Le regret débilite. » Dans
l’attente de Dieu ce qui était insipide retrouve une valeur toute nouvelle, tout
pessimisme se dilue, malgré ses réelles raisons d’être. Nous reprenons élan.
Attendre !
Attendre l’aurore d’une vie, celle où
pour jamais Dieu nous
recueille en son sein.
Attendre en soi-même et en autrui l’événement de
Dieu.
Attendre une communion dans le peuple de Dieu et, à travers elle, une
communion entre tous les hommes.
Attendre le printemps de l’église.
Attendre
envers et contre tout l’esprit de miséricorde, car l’amour qui ne consume pas n’est
pas la charité, et sans elle nous professerions un œcuménisme sans espérance.
Dieu
nous prépare une nouvelle Pentecôte qui embrasera tout homme du feu de son amour. À
nous d’accourir au devant de l’événement qui déjouera tous les pronostics humains et
rendra vie à nos ossements desséchés.
Accourir, non pas fuir !
Accourir vers le
demain des hommes, une civilisation de technicité toute chargée d’un potentiel de
promotion humaine.
Accourir pour rencontrer ceux qui ne peuvent croire et pour
lutter avec les plus opprimés.
Accourir pour soutenir un réenfantement du peuple
de Dieu, pour demander, supplier, exhorter en temps et hors de temps à la communion,
et dresser dans le monde des hommes le signe indubitable de notre amour
fraternel.
Accourir vers une communauté chrétienne fatiguée par un long
cheminement, et tout mettre en œuvre pour que ne retombe pas la vague œcuménique.
»
Citations
-
« La terre est donnée à l’homme pour qu’il s’en serve. Elle est pour lui
moyen de liberté et non d’atteinte à la liberté d’autrui. » (Dynamique du
provisoire, p. 68)
-
« En face des sombres pronostics apportés par la prospective, il importe de
ses souvenir que, dans les périodes les plus difficiles, bien souvent un petit
nombre de femmes et d’hommes, répartis à travers le monde, ont été capables de
renverser le cours des évolutions historiques, parce qu’ils espéraient contre
toute espérance. » (Dynamique du provisoire, p. 17)
-
« Il n’y a pas de réconciliation sans des renoncements réciproques. Au jour
où se réalisera entre chrétiens une communion visible, il faudra bien mourir à
soi-même, et parfois mourir à ce qui a le plus marqué la famille où l’on
vivait pour un temps, en un lieu. » (Dynamique du provisoire, p.
128)
-
« Qui ne brûlerait du désir de comprendre son vis-à-vis dans le conflit de son
existence : considérer dans son regard une flamme éteinte ou au contraire une
sérénité conquise sur lui-même; considérer chez lui le comportement retenu de
tout l’être ou les stigmates des pulsions contradictoires, le don généreux de
la personne ou l’ardente volonté de se réserver. » (Dynamique du provisoire,
p. 54)
-
« Il faut le dire, celui-là seul qui a le sens des continuités peut être au
bénéfice de la dynamique du provisoire. L’enthousiasme, conçu comme une
ferveur, est une force positive, mais qui n’est pas suffisante. C’est une
force qui s’épuise et s’évanouit si elle ne communique pas son élan à une
autre force, plus souterraine et moins sensible, qui doit nous faire cheminer
notre vie durant. Assurer la continuité est indispensable, car les
enthousiasmes sont entrecoupés de temps morts, de déserts arides. Ainsi en
va-t-il de la régularité dans la prière. Gémir sur cette fidélité nécessaire
serait, en fait, gémir sur soi-même. Car le jour venu, cette régularité et
cette continuité serviront de point d’appui pour reprendre élan. L’un ne va
pas sans l’autre : l’enthousiasme dans la perspective du provisoire et la
continuité dans la perspective de l’espérance. » (Dynamique du provisoire, p.
129-130)
-
« Jésus sera toujours avec moi, et ne s’écartera de moi en aucun temps. En
aucun temps, certes, puisque dédaignant et rejetant tout ce qui n’est pas lui,
je m’attacherai à lui seul. Jésus sera ma vie, ma nourriture, mon repos, ma
joie. Il sera pour moi la patrie et la gloire. Jésus sera tout pour moi :
ici-bas autant qu’il est possible par l’espérance et l’amour, jusqu’au seuil
de l’éternité : alors, je le verrai face à face, il l’a promis. » (Pierre le
Vénérable, Sermon sur la louange du Sépulcre du Seigneur)
-
« Il n’y a rien de stable en ce monde… aussi faut-il nécessairement avancer ou
reculer. Demeurer dans l’état où on est arrivé est impossible. Qui ne veut
progresser recule. C’est Jésus-Christ qui est le prix de la course. Si vous
vous arrêtez alors qu’il avance à grands pas, non seulement vous ne vous
approchez pas du but, mais le but même s’éloigne de vous. » (Saint Bernard,
Lettre 254)
Ad majorem Dei gloriam