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Roger
Vivre l’inespéré (journal 1972-1974)
Dans ce livre très spirituel, frère Roger traite de son sujet favori : la vie
intérieure, expérience d’une contemplation ouvrant à une présence universelle.
Vivre un abondon intérieur, une pauvreté : radicalisme de l’Évangile. On
assiste à la préparation du « concile des jeunes », et aux espoirs du frère
Roger, qui espère l’adoption par sa communauté de l’eucharistie catholique,
source et accomplissement de toute communion.
Il est une Vie cachée en l’homme, qui soulève son espérance. Elle ouvre
devant lui un devenir personnel et collectif.
Vas-tu y suspendre ton attention ?
Sans cette espérance, ancrée au cœur de ton cœur, sans ce devenir au-delà
de ta personne, tu perds le goût d’aller de l’avant.
Non pas une espérance pure projection de tes désirs, mais celle qui
entraîne à vivre l’inespéré, jusque dans les situations sans issue.
Dans le seul à seul avec le Christ, tu oseras attendre jusqu’à
l’éclatement même des évolutions de l’histoire, apparemment inéluctables.
Cette espérance engendre un élan créateur : il renverse les déterminismes
d’injustice, de haine, d’oppression.
Dans le seul à seul, une espérance venue d’un Autre. Elle réinvente le monde.
Quand tu établis le centre de ton univers en toi-même, te voilà plongé
dans l’égocentrisme, tes énergies de création et d’amour s’y disloquent.
Pour déplacer ce centre et pour que s’y allume un amour, il t’est offert
le même feu qu’à tout homme sur la terre : Son Esprit au-dedans de toi.
Que s’éveillent ses impulsions, ses spontanéités, ses inspirations et déjà
la vie devient forte et dense.
Placé aux avant-gardes de l’Église, seras-tu porteur d’une eau vivre ?
étancheras-tu les soifs de qui cherche la source ?
N’est pas serviteur de la paix et de la justice qui veut. Encore faut-il
aller à la source et réconcilier en soi lutte et contemplation.
Qui accepterait d’être un conformiste de la prière, de la justice ou de la
paix ? Qui supporterait que de lui on prétende : il dit mais ne fait pas, il
dit « Seigneur, Seigneur », mais ne fait pas sa volonté; il dit « Justice,
Justice » mais ne la pratique pas; il dit « Paix, Paix » mais en lui c’est la
guerre ?
Telle est la hantise de beaucoup d’autres avec toi. Ardents chercheurs du
Christ dans la contemplation, ils payent de leur personne pour la justice et
pour la paix.
Ainsi les Asiatiques doivent-ils trouver des formes de prière tenant compte de
leur génie propre, et il faut arrêter d’implanter divers programmes de justice
qui se concurrencent entre eux.
Ne te laisse pas enfermer dans l’alternative : engagement avec les opprimés ou
recherche des sources.
Non pas lutte ou contemplation, mais l’une avec l’autre, l’une jaillissant
de l’autre.
Ce radicalisme de l’Évangile est trop exigeant pour que tu juges ceux qui
ne saisissent pas.
Même non compris, ne t’immobilise pas. À toi de courir ce risque de la
vie.
Te prendre par la main, t’entraîner sur ce chemin ? Personne ne le peut
pour personne…
Si ce n’est Celui qui déjà t’a reconnu…
« J’irais jusqu’aux extrémités de la terre, j’irais jusqu’au bout du monde
s’il le faut, pour dire et redire ma confiance dans les nouvelles générations,
ma confiance dans les jeunes.
À nous, les aînés, d’écouter, de ne pas condamner. Écouter pour saisir
l’intuition créatrice qui les habite. » Ils inventeront une réciprocité entre
croyants et non-croyants.
Sans les personnes âgées, la terre serait inhabitable. « Quand les vieillards
consentent à leur propre mort, ils acquièrent une capacité d’intuition
irremplaçable. Ils comprennent avec l’intelligence du cœur. » « Une rupture
entre générations irait contre le sens de l’universel. »
« Dieu est tellement lié à l’homme que partout où il y a un être humain Dieu
est présent, que l’homme le veuille ou non. »
Apprenons à vivre de cette fraîcheur d’Évangile, qui est bonheur des
béatitudes et fait feu du bois le plus dur - la mort des êtres aimés. Cette
aventure intérieure, en nous désinstallant, en ouvrant à l’inespéré, nous
propulse dès le départ vers la rencontre humaine, soutient la vocation à
l’universel. L’abbé Buisson, visage de paix et de miséricorde, a pris un peu
la place de Jean XXIII dans la vie de frère Roger, il affirme ne voit aucun
fruit de son ministère, ne verra ce qu’il aura véhiculé que dans le sein de
Dieu. Au Brésil, il arrive que les enfants célèbrent entre les funérailles
d’autres enfants, sans adulte présent. Les indiens latino-américains ne
tiennent que par la foi.
20 mai : « Pourquoi ne pas encore recevoir la communion eucharistique
catholique ? Il semble que tout soit prêt pour cela ? »
Le Père Arrupe, général des jésuites, est le Jean XXIII de son ordre, témoin
du printemps de l’Église. Jean XXIII avait su regarder au-delà des situations
immédiates, sans se laisser atteindre par les menaces du pire - il a connu
l’épreuve par excellence, de voir ses propres intentions détournées de son
sens. Il ne s’est jamais enlisé en s’autojustifiant.
Frère Roger rappelle à édith qu’il doit à sa famille son imprégnation de foi
catholique, en particulier à la piété eucharistique de sa mère, qui y puisait
son rayonnement. Les célébrations de l’épiphanie qu’il a vécues ont inspiré
la façon dont Taizé la fête. L’homme souvent passe à côté de la beauté. « À
chaque âge est donnée une autre harmonie. Pourquoi craindre la dégradation
physique alors que les années apportent un regard intérieur, la douceur d’un
souffle ? Serait-ce le souffle de l’Esprit Saint ? Serait-ce cela, l’âme de
l’homme : la palpitation secrète d’un bonheur non descriptible ? » « Chaque
instant du jour a son intensité. Retrouver l’étonnement pour les mille quatre
cent quarante minutes de chaque journée. » « Chaque jour peut connaître des
déceptions, des agressions, des saveurs amères. Autant de pièges où
s’évanouit l’admiration. Chaque jour il y a surtout l’attente de Sa venue. »
Une journée est ronde et vaste quand, à l’image de la vie entière, le plus dur
n’arrête pas le souffle d’une plénitude.
Seul l’Autre nous donne la paix. Mort du patriarche Athénagoras, de la même
veine prophétique que Jean XXIII, qui lui disait : « La coupe et la fraction
du pain, il n’y a pas d’autre solution, rappelez-vous. »
L’essentiel caché à nos propres yeux
Celui qui prie est un être qui a un pôle. Ce pôle, invisible et caché,
tire l’homme en avant. Cet homme souvent chemine à tâtons, mais le but vers
lequel il regarde l’emplit et l’entraîne.
Peu à peu, il découvre qu’il est créé pour être habité par un Autre que
lui-même. S’il se met à écouter ce qui se passe au cœur de son cœur, il
comprend qu’il est unique. Dans sa pauvre prière, il est atteint jusqu’aux
racines, il devient un autre pour les autres.
Une vie qui vient d’ailleurs
La prière est à la fois lutte et abandon. Elle est aussi attente : attendre
que se fraie un passage, attendre qu’éclate le mur des résistances
intérieures. Tout comme nous, dans sa vie terrestre, le Christ a connu ces
ardentes patiences.
La prière a de quoi étonner. Elle propulse dans un
ailleurs que nous-mêmes : si le Christ est reconnu dans le prochain, et si
toujours il vit au-dedans de nous, il est aussi ailleurs, notre vis-à-vis.
La prière demeure toujours pauvre, elle est vécue par nous autres qui
sommes jusqu’au bout pauvres serviteurs. Elle dépassera toujours l’homme.
Les mots sont inaptes à la décrire. Dans la prière, il y a comme un au-delà à
ce que nous sommes, un au-delà à nos propres paroles.
Pour nous tous, la cohérence du langage compte tellement. Il est
compréhensible que beaucoup éprouvent d’abord comme une répulsion ou une
crainte à entrer dans cette mouvance où tout semble se passer dans le non
descriptible. […] Nous ne savons pas comment prier, mais l’Esprit Saint vient
au secours de notre incapacité, et il prie en nous.
Immuable en son fond au
long des siècles, la prière revêt des expressions différentes à travers
l’histoire ou selon les moments de notre existence.
Il en est qui prient
sans aucune parole, tout se passe dans un grand silence.
D’autres
s’expriment en beaucoup de mots. Au XVIè siècle, la femme courageuse et
réaliste qu’était Thérèse d’Avila écrivait à propos de la prière : « Quand je
parle au Seigneur, souvent je ne sais pas ce que je dis. C’est l’amour qui
parle. Et l’âme est si hors d’elle que je ne vois point la différence qu’il y
a entre elle et Dieu. L’amour s’oublie lui-même et il dit des folies. »
D’autres trouvent dans la liturgie ou dans une prière commune la joie du ciel
sur la terre, un accomplissement…
Il en est qui disent et redisent à l’infini quelques mots qu’ils ont appris à
balbutier. À travers cette prière de répétition, cette prière des pauvres que
nous sommes, une unité de la personne se construit en eux. Ils répètent
l’humble salutation qu’élisabeth adressait à Marie : « Je vous salue Marie… »
Ce sont parfois les seuls mots qui leur restent quand ils sont pris au
dépourvu par la détresse humaine. Ou bien ils murmurent, à voix intelligible
ou non, au rythme de leur respiration, la prière du Nom de Jésus. Apparemment
la répétition des mêmes paroles à l’infini est sans spontanéité. Et voilà
qu’après une longue attente surgissent des jaillissements intérieurs, une
plénitude, présence de l’Esprit Saint toujours perturbateur.
Il en est encore qui ne connaissent pour ainsi dire jamais de résonance
sensible d’une présence en eux. Leur vie durant, ils sont dans l’attente et
celle-ci active l’ardeur de la recherche. Pour eux la contemplation est une
lutte, elle n’inonde pas d’une plénitude immédiate, elle ne fait pas jaillir
spontanément une effusion pour le Christ.
Elles sont multiples, les voies
de la prière. Les uns en suivent une seule, d’autres les suivent toutes. Il
est des moments où la certitude est vive : le Christ est là, il parle
au-dedans de nous. Mais il est d’autres moments où il est le Silencieux, un
lointain Inconnu… Il n’y a pas de privilégiés de la prière.
Diversifiée à
l’infini, la prière est pour tous un passage vers une vie qui ne vient pas de
nous-mêmes mais d’un ailleurs.
En quoi se distingue celui qui construit toute sa vie sur le défi de la
prière de celui qui y est indifférent ? Extérieurement en rien. Il est le
même que tous les autres, il se lève le matin, marche, se nourrit.
Intérieurement tout le différencie. Le défi de la prière est pour lui une
création plus essentielle que les événements de sa propre histoire.
Si la prière avait un but utilitaire, quelle dérision ! Elle serait projection
de soi et même marchandage avec Dieu.
Sereine contemplation ou lutte
intérieure, elle n’est rien d’autre que de parvenir à tout remettre, avec la
simplicité de l’enfant.
Dans la ténacité de la prière, l’homme tire alors
des énergies en vue d’autres luttes: pour permettre aux siens de subsister,
pour transformer les conditions de la société… Loin de fuir les événements et
les hommes, il les considère avec un regard qui lui vient d’un Autre.
Quand l’homme se cherche désespérément, quand son regard ne se détache pas de
lui-même, l’orgueil de la vie l’emporte, avec tout son cortège d’arrivisme, de
carriérisme, d’aspiration à la réussite. Si, à l’inverse, il laisse un Autre
prendre son regard, seule l’unique réalité vient à compter.
Tout est dans le regard que nous portons sur nous-mêmes, sur les autres et sur
les événements. Au point que presque tout ce qui nous arrive vient de
nous-mêmes. Ou bien l’orgueil de la vie est le moteur de notre existence, et
seule importe la domination sur les êtres et sur les choses, par l’argent mai
aussi sans l’argent. Ou bien le regard même du Christ prend la place du nôtre.
Alors s’ouvre la voie du don de la vie.
Résister à la tentation de l’analyse et de l’interrogations infinies de
soi-même, qui conduisent à la tristesse, au mépris de soi-même, à l’angoisse
au lieu de la louange, qui seule est porte vers l’extérieur et vers Dieu (cf.
Isaïe). Miguel Hernandez, 1943 (peu avant sa mort, dans sa prison politique
en Andalousie):
« Ouvre en moi, Amour, les portes de la plaie parfaite;
Ouvre, pour que sortent toutes les affres mauvaises
Ouvre, voici, il
vient, l’air de ta parole. »
Dieu imprime alors sa trace sur les traumatismes mêmes, qui deviennent énergie
de communion. « Qui souhaiterait une existence sans contradictions, sans
heurts, sans oppositions, sans critiques, tomberait dans l’angélisme. Mais
face aux ébranlements, en soi-même, dans l’Église, ou dans les sociétés
humaines, deux voies se présentent :
Ou bien peines et angoisses se muent
en dolorisme, en amertume. Geignant sous les poids qui écrasent, l’homme se
fige sur place et tout est perdu.
Ou bien peines et tristesses trouvent une
issue dans la louange de Son amour. Elle arrache à la passivité et donne de
prendre à bras le corps tout événement.
L’évêque Dom Fragoso, du Nordeste brésilien, parle un langage fort, insistant
sur la formation des autochtones, y compris dans l’Église; les européens
peuvent être cependant précurseurs s’ils s’adaptent puis acceptent de
s’effacer pour que les natifs croissent. « Dans la nuit de chaque chrétien,
une lumière éclaire les contours des êtres et des choses, et la nuit brûle
d’un feu jamais éteint. » L’exigence de l’engagement politique des chrétiens
se vit entre les deux pôles de la lutte et de la contemplation. La vieille
mère de Daniel écrivant à ses enfants : « Ne soyez pas attristés par mon
départ, mais imprégnez-vous de reconnaissance pour tout ce que Dieu donne jour
après jour. Regardez à ce qui va. » Frère Roger parle, après onze ans
d’amitié, avec Dom Helder Camara.
Une veuve sans enfants meurt, léguant tout à la communauté; qui refuse,
conformément à son principe.
Qui nous condamnera ?
« Qui nous condamnera quand pour nous Jésus prie ? » En écoutant des jeunes
dans le seul à seul, je me demande souvent d’où vient en eux ce sentiment
d’être condamnés, ce poids de culpabilisation qui n’a rien à voir avec le
péché.
Le péché est rupture avec Jésus-Christ, il est de faire usage de l’autre, il
est de rendre l’autre victime de soi-même.
En chaque homme se récapitulent toutes les tendances de l’humanité, le
meilleur et le pire, mais là n’est pas le péché. Oui, sans exception, toutes
les tendances, en plus ou en moins, coexistent en chaque être humain : les
aspirations à la générosité ou au meurtre, le désir de tuer son père ou sa
mère, son frère ou son ami; toutes les tendances affectives, l’amour et la
haine; tout en un seul être.
Certains jeunes, faisant la découverte d’eux-mêmes sans personne pour les
écouter, en viennent alors à se croire de petits monstres et sont conduits
jusqu’à l’autodestruction, à la limite jusqu’au suicide.
Qui nous condamnera ? Les normes des sociétés ? De tout temps, les sociétés
ont engendré des lois d’autodéfense, de culpabilisation, en vue de placer
l’homme dans un moule avec des normes précises : un moule de normalité.
Par exemple, avant le Christ, le petit peuple d’Israël menacé veut s’assurer
une perdurance. Il jette alors l’interdit sur la femme stérile, elle méprisé
puisque, n’enfantant pas, elle ne rentre pas dans les lois de normalité.
Mais, pour l’Évangile, il n’y a ni normalité, ni anormalité, il y a des homes
à l’image de Dieu. Pour l’Évangile, il n’y a qu’une norme : celui qui est
l’homme par excellence, le Christ.
Si, en dépit de nos contradictions intérieures, nous recommençons chaque jour
la marche vers le Christ, ce n’est pas en vue d’une quelconque normalité.
C’est dans le but ultime de vivre cet inespéré : nous laisser conformer à
l’image même de Jésus.
Qui pourrait condamner puisque le Christ est ressuscité ? Il ne condamne
personne, il ne punit jamais.
Qui pourrait condamner ? Il prie en nous et il offre la libération du pardon.
À notre tour, nous devenons des libérateurs en ne condamnant personne. Et
même dans la lutte pour la libération des hommes, nous n’allons pas rester à
l’arrière-garde : le chrétien serait-il appelé à vivre à l’image de certains
guerilleros qui n’ont pas redouté de passer la nuit entière en silence,
agenouillés devant la réserve eucharistique ?
Qui pourrait condamner ? Même si notre cœur nous condamne, Dieu est plus grand
que notre cœur. »
Ne pas utiliser la mauvaise conscience ou la prophétie de malheur pour obtenir
quelque chose de l’autre. L’hindouisme et le bouddhisme nous poussent à
sortir de notre univers, davantage que le marxisme et l’humanisme, dérivés
sécularisés du christianisme.
« Écouter, écouter, ne point contraindre. La solitude que m’impose ma charge,
je voudrais y consentir. Si j’étais conscient chaque jour que cette part de
solitude n’était réservée qu’à Lui… écouter, ne point contraindre. Comprendre
avec le cœur, l’intelligence suivra. »
Certains sont préoccupés jusqu’à l’angoisse par cette question : comment être
soi, se réaliser ? Mais le Christ ne nous dit pas : « Recherche-toi toi-même »
ou « Cours après toi-même », mais « Toi, suis-moi », « Sois avec moi ».
Laisser tomber les masques, les conformismes, oui, mais pas s’imposer au
détriment de la liberté d’autrui, se gonfler comme la sangsue.
Se satisfaire d’être un petit reste peut aboutir à la satisfaction des
groupuscules, et oublier « la vocation universelle à être levain de communion
dans toute la pâte de l’humanité ». « Pourquoi des temps forts s’oublient-ils
facilement, comme s’ils n’avaient pas existé ? Les noter n’est pas du temps
perdu. » Ivan Restrepo, comme d’autres, a choisi Taizé comme sujet de thèse.
Certains n’ont plus le goût de s’associer à une création si ce n’en est pas le
début; mais « la créativité n’est pas plus présente au point de départ
qu’ensuite. » Sinon c’est une aventure sans lendemain. Il y a dans
l’hémisphère nord une cassure de la « mémoire morale », qui se traduit entre
autres par un rejet des fidélités. Une réponse concrète sera le concile des
jeunes.
« Ne jamais priver l’enfant de cette force contemplative qui le portera sa vie
durant. »
Du doute vers la foi
Personne n’est naturellement bâti pour vivre le radicalisme de l’Évangile.
En chacun le oui et le non se superposent.
Pourtant c’est à travers un don
global de lui-même que l’homme se construit. S’il risque toute sa vie, en lui
se prépare ce qu’il n’osait pas espérer. Les situations d’impasse, de
découragement, de lutte, loin de le démolir, le charpentent. Les chemins
d’obscurité sont traversés par étapes successives : la solitude des longues
nuits à peine éclairées, avec des soifs humaines non étanchées… les amertumes,
cette gangrène de l’être… les tempêtes…. les peurs qui guettent au tournant de
l’existence…
Le terrain est-il recouvert de ronces, de broussailles et d’épines ? Avec les
épines, le Christ allume un feu. Demeure-t-il des racines d’amertume, des
impossibilités d’aimer ? Elles alimentent ce feu. Les faiblesses deviennent
un creuset où créer et recréer et créer encore le oui jour après jour. Le
plus menaçant en l’homme se transforme en levier pour soulever sa lourdeur.
Le moment vient où ce qui n’était même plus attendu est donné. Alors surgit
l’inespéré. En nous un reflet du Christ. Les autres voient ce rayonnement
alors même que nous l’ignorons. Rien ne sert de savoir quel reflet nous
apportons, il y en a tellement sur la terre qui rayonnent Dieu sans le savoir
et même peut-être sans oser y croire.
Pour qui prend le risque de toute sa vie, il n’y a pas de chemin sans issue.
Nous pensons avoir renoncé au Christ, lui ne renonce pas à nous.
Nous
croyons l’avoir oublié, il était là.
Alors nous reprenons la marche, nous
recommençons, il est présent.
Là est l’inattendu, là est
l’inespéré.
Face au radicalisme de l’Évangile et aux risques qu’il suppose,
beaucoup s’effraient. En eux demeure le doute. Certains ne savent plus s’ils
sont croyants ou non.
Ce n’est jamais le Christ qui est absent ou distant de l’homme, c’est l’homme
qui est distrait, lointain ou indifférent. Le Christ existe indépendamment de
l’homme, il n’est pas lié aux sentiments subjectifs que nous avons ou que nous
n’avons pas de lui.
Si nous sommes plus conscients du doute qu’autrefois, c’est que nous en
acceptons davantage que subsistent en nous des trous d’incrédulité.
Autrefois jaillissait plus aisément le « je crois », « credo », aujourd’hui,
beaucoup préfèrent dirent d’abord à Dieu « je t’aime » et plus tard, bien
après, « je crois ».
Voici plus d’un siècle, les chrétiens commençaient à s’interroger de cette
manière sur le doute et la foi. Dans sa captivité, en Sibérie, Dostoïevski
écrivait : « Je suis un enfant de l’incroyance et du doute, jusqu’à présent et
même, je le sais, jusqu’au tombeau. Quelles terribles m’a coûtées et me coûte
maintenant cette soif de croire, qui est d’autant plus forte en mon âme qu’il
y a davantage en moi d’arguments contraires. » Et cependant Dostoïevski
continue en affirmant que, à ses yeux, « il n’y a rien de plus beau, de plus
profond, de plus sympathique, de plus raisonnable, de plus viril et de plus
parfait que le Christ, et non seulement il n’y a rien mais, je le dis avec un
amour jaloux, il ne peut rien y avoir. Bien plus, si l’on me démontrait que
le Christ est hors de la vérité, et qu’il fût réel que la vérité est hors du
Christ, alors j’aimerais mieux rester avec le Christ qu’avec la vérité.
»
Quand Dostoïevski laisse pressentir qu’en lui le non-croyant coexiste
avec le croyant, le non avec le oui, son amour passionné pour le Christ n’en
est pas entamé pour autant. Enfant du doute et de l’incroyance, il entend
néanmoins la question du Christ : « m’aimes-tu ? » et il reprend, jour après
jour, la marche du doute vers la foi. »
Lors de son intervention pour sauver la vie de Luis Corvolan, secrétaire
général du parti communiste chilien, frère Roger a pu toucher du doigt le
courage de Paul VI. La mère de frère Roger s’éteint doucement, entrant dans
l’éternité du Christ : « La vie est belle », « Restons joyeux », disait-elle
le matin de sa mort, et : « Jésus… c’est beau ». Et après sa première crise
cardiaque, il y a quelques années : « Je n’ai pas peur de la mort, je sais en
qui je crois… mais j’aime la vie. »
Abandon en Dieu face à la surcharge et à nos moyens restreints. Laisser
l’Esprit mettre en nous la surabondance du cœur, l’intelligence des
situations. Un double mouvement est exigé de l’Église : se renouveler de
l’intérieur, prendre le risque de se tenir aux avant-gardes. « Animer du
dedans les valeurs de la foi populaire, nous tenir au cœur des masses pour en
partager les attentes, les espérances, les malaises. »
« Chez les charismatiques, il y a un dégagement des profondeurs, un exercice
de la sensibilité, qui permettent de donner libre cours à tant de possibilités
humaines demeurées jusque-là cachées. » « Renouveler le regard pour aimer
jusqu’à la lumière fragile de ces jours. » Attente du concile des jeunes : on
sent un vent impétueux de l’Esprit ébranlant l’Église sur ses fondements, non
pour la renverser mais pour abattre des murs et y accueillir des multitudes
cherchant un espoir pour faire vivre le monde dans la justice et la
fraternité, signes du Royaume à venir. « Peut-être cet espoir semble-t-il
ridicule et hors de proportions pour les chrétiens plus rassis, plus
réalistes, mais la parabole de la semence de sénevé, et la parabole du petit
charpentier qui devient le Seigneur ressuscité, est une utopie qui ne cesse de
se réaliser malgré toutes les prédictions contraires. La Pentecôte n’est pas
encore finie. » Frère Roger regrette d’avoir détruit le manuscrit de son
premier livre, « évolution d’une jeunesse puritaine » - non publié parce qu’il
refusa de retravailler la fin du texte, condition qu’avait posée Jean Paulhan,
directeur de la N.R.F.
Paroles de jeunes Chiliens de passage : « Ici, il vous est demandé de semer
et encore de semer, sans vous préoccuper de la récolte. » Dieu, face à
l’hémorragie des vocations, ne punit pas son Église, mais la porte en avant, «
la part de vocation inscrite en chaque laïc trouve un développement inattendu
». Des communautés animées par un laïcat courageux peuvent aller loin, mais
peuvent-elles se passer d’un rassembleur, « d’un animateur de l’eucharistie,
source et accomplissement de la communion » ? La question du sacerdoce des
hommes mariés dans l’Église catholique se pose, même à frère Roger qui a pu
mesurer la capacité de communion mystique apportée par le célibat.
Aimé d’un amour d’éternité
« […] Depuis ce jour [du reniement de Pierre], à chaque être humain sur la
terre, le Christ inlassablement demande: « M’aimes-tu ? »
Il y a des jours où nous nous bouchons les oreilles : cette question devient
insupportable. Elle est intolérable à qui n’a jamais connu un amour, à qui
n’éprouve que l’abandon, ou encore la blessure reçue dans l’innocence de
l’enfance. Elle est intolérable à nous tous quand elle révèle en nous cette
part de solitude qu’aucune intimité humaine ne peut combler, cette part de
solitude où Dieu nous attend. Et quand s’exaspère la révolte, cette question
résonne comme une condamnation, tant il est vrai que personne ne peut aimer
par un acte de la volonté.
Le savons-nous assez ? Le Christ n’oblige jamais à l’aimer. Mais lui, le
Vivant, se tient aux côtés de chacun, comme un pauvre, comme un obscur. Il
est là, même dans les événements les plus minables, dans la fragilité de
l’existence. Son amour est une présence non pas d’un instant mais pour
toujours. Cet amour d’éternité ouvre un devenir au-delà de nous-mêmes. Sans
cet ailleurs, sans ce devenir au-delà de lui-même, l’homme n’a plus
d’espérance… et se dissipe le goût d’aller de l’avant.
Face à cet amour d’éternité, nous le pressentons, notre réponse concrète ne
peut pas être fugitive, pour une période seulement, quitte à nous reprendre
ensuite. Mais notre réponse ne peut pas non plus être un effort de volonté,
certains s’y briseraient. Elle est davantage de s’abandonner.
Se tenir devant lui, avec ou sans paroles, c’est savoir où reposer son cœur,
c’est lui répondre comme un pauvre. Là est le ressort secret d’une existence,
là est le risque de l’Évangile. « Même si parfois je ne sais plus si oui ou
non je t’aime, toi, ô Christ, tu sais toutes choses, tu sais que je t’aime.
»
Les bonheurs forts sont offerts à qui prend les risques de cet amour, sans en
calculer les conséquences. Dès que nous cherchons un bonheur pour nous servir
nous-mêmes, à plus ou moins brève échéance ce bonheur fuit. Plus ardemment
nous voulons le saisir, plus il s’enfuit loin de nous.
Chercheur passionné de son amour d’éternité, qui que tu sois, sauras-tu où
reposer ton cœur ? À travers ta blessure elle-même, il ouvre la porte d’une
plénitude : la louange de son amour. Abandonne-toi, donne-toi. Là est la
guérison des blessures, et non seulement des tiennes : déjà, en Lui, nous nous
guérissons les uns par les autres. »
Frère Roger reçoit le deuxième prix Templeton - mère Teresa ayant reçu le
premier. « Accepter ce prix de réconciliation dans la simplicité du cœur,
uniquement comme une confirmation de croyants, bouddhistes, hindouistes,
musulmans, Juifs et chrétiens, adressée au croyant que tu cherches à être jour
après jour. » La somme d’argent sera distribuée à des jeunes, de l’hémisphère
sud surtout, aussi à des jeunes luttant pour une réconciliation en Irlande du
Nord, à des jeunes accueillant les immigrés africains et asiatiques dans les
Îles britanniques.
Le plus fort et le plus beau dans la vie, c’est la
prière, la prière commune d’abord, les silences dans celle-ci. Puis : «
percevoir, dans le seul à seul des entretiens, un être dans sa globalité, à la
fois le drame à peine avouable, le nœud d’un échec permanent ou d’une rupture
intérieure, et les dons irremplaçables à travers lesquels la vie en Dieu dans
une personne peut tout accomplir. » Comprendre l’ensemble d’une personne
plutôt par l’intuition, à partir de quelques paroles et attitudes. «
Comprendre dans l’instantané ce qui est fondamental ». « Il ne suffit pas
seulement de partager ce qui violente un être intérieur. Encore faut-il
rechercher le don spécifique de Dieu en lui, pivot de toute son existence.
Une fois ce don, ou ces dons, mis en pleine lumière, tous les chemins sont
ouverts. » Là est l’étape essentielle : déceler le don unique, les talents
déposés, pour qu’ils soient rendus vivants en Dieu. « Combien d’hommes se
cachent derrière leurs propres paroles », cachent leur absence d’engagement
derrière la profession d’idéaux ou de doctrines irréfutables.
« Il serait aisé de parler à la presse des difficultés que nous rencontrons
avec certains hommes placés à la tête des institutions d’Église. Cela nous
vaudrait des sympathies immédiates mais ce serait une voie de facilité, ce
serait travailler contre la communion du corps du Christ. Garder le silence,
en de telles périodes, est une ascèse. Tenter de comprendre ceux qui
s’opposent et peut-être, un jour, contre toute espérance, un dialogue surgira
d’homme à homme et tout s’éclairera. »
« Dans l’histoire des chrétiens, les grands renouveaux se sont accomplis dans
les périodes où l’on a brûlé d’amour pour la Parole de Dieu. Ce feu retombe
dès que l’on systématise l’écriture, pour en tirer des doctrinarismes de
glace. » L’homme d’aujourd’hui se méfie de tout enseignement « ex cathedra »,
même enraciné dans l’écriture - il préfère prouver Dieu en vivant de Lui : «
l’orthopraxie précède l’orthodoxie ».
Aucune communauté ne tient sans le service pastoral d’un homme en son sein, de
même qu’aucune cellule du corps humain ne reste vivante sans un noyau central.
« Le service de cet homme est avant tout de faire découvrir à chacun son don,
pour qu’il l’engage avec liberté dans la création commune. »
« Depuis quelques années, de plus en plus convaincu de l’existence de tout un
monde obscur, impondérable et pourtant agissant. N’est-ce pas lui qui se
manifeste quand, dans tel vis-à-vis, monte un besoin de puissance camouflé, ou
quand sur lui souffle un petit vent d’inquisition ? Il cherche le croyant
d’autant plus qu’il le sait perméable et sans défense. » N’oublions pas que
le Christ a affronté le tentateur quarante jours durant.
« Pourquoi cette confiance ? Parce que le concile des jeunes est si peu notre
affaire et tellement celle du Christ. Nous en serons simplement les témoins
étonnés, parfois émerveillés. Ce que nous vivons d’authentique, de vaste, ne
peut venir que de Lui. Il est alors des vides qui suscitent la certitude. »
« Ne pas se raidir face à des êtres destructeurs. Mais ne jamais les
rejoindre dans la sphère où ils s’enferment. »
Quarante mille jeunes à Taizé : « Ouvre-toi pour tout comprendre de tout
homme, cet homme pétri de la même pâte que toi qui, comme toi, cherche, lutte,
crée, prie. »
Vivre l’inespéré
« Cette lettre, je l’ai écrite pour toi qui veux construire ton existence en
communion avec le Christ qui est amour. Tu seras d’autant plus libre pour
passer d’un provisoire à un autre provisoire que tu te référeras, ta vie
durant, à quelques valeurs essentielles, à quelques réalités essentielles.
Ouverture du concile des jeunes - Taizé, ce 30 août 1974
Avec le peuple de Dieu, avec des hommes de toute la terre, tu es invité à
vivre l’inespéré. À toi tout seul, comment connaîtrais-tu le rayonnement de
Dieu ?
Trop éblouissant pour être vu, Dieu est un Dieu qui aveugle le regard. Le
Christ, lui, capte ce feu dévorant et, sans éclat, laisse Dieu transparaître.
Connu ou non, le Christ est là, auprès de chacun;k il est tellement lié à
l’homme qu’il demeure en lui, même à son insu. Il est là comme un
clandestin, brûlure au cœur de l’homme, lumière dans l’obscurité.
Mais le Christ est aussi un autre que toi-même. Lui, le Vivant, se tient en
avant et au-delà de toi.
Là est son secret, lui qui t’a aimé le premier.
Là est le sens de la vie : être aimé pour toujours, aimé jusque dans
l’éternité, pour qu’à ton tour tu ailles jusqu’à mourir d’aimer. Sans
l’amour, à quoi bon exister ?
Désormais, dans la prière comme dans la lutte, rien n’est grave si ce n’est de
perdre l’amour. Sans l’amour à quoi bon la foi, à quoi bon aller jusqu’à
brûler son corps aux flammes ?
Le pressens-tu ? Lutte et contemplation ont une seule et même source : le
Christ qui est amour.
Si tu pries, c’est par amour. Si tu luttes pour rendre visage humain à
l’homme exploité, c’est encore par amour.
Te laisseras-tu introduire sur ce
chemin ? Au risque de perdre ta vie par amour, vivras-tu le Christ pour les
hommes ?
Avec des hommes de toute la terre
Pour faire entendre la voix des hommes sans voix, pour promouvoir une
société sans classe, que peut un homme à lui tout seul ?
Avec le peuple de
Dieu, collectivement, il est possible d’allumer un feu sur la terre.
Une
question du Christ prend à la gorge: quand le pauvre avait faim, m’as-tu
reconnu en lui ? Où étais-tu quand je partageais la vie du plus démuni ?
Étais-tu l’oppresseur, ne serait-ce que d’un seul sur la terre ? Quand je
disais « Malheur aux riches », riches en argent, riches en doctrinarismes,
as-tu préféré les mirages de la richesse ?
Ta lutte ne peut pas se vivre dans des idées qui virevoltent sans se
concrétiser.
Brise les oppressions des pauvres et des exploités : témoin
étonné, tu verras naître des signes de résurrection dès maintenant sur la
terre.
Partage tes biens en vue d’une plus grande justice. Ne rends
personne victime de toi-même. Frère de tous, frère universel, accours vers
l’homme déconsidéré, rejeté.
« Aime ceux qui te haïssent, prie pour ceux
qui te font du mal. » dans la haine, que reflèterais-tu du Christ ? « Aime ton
prochain comme toi-même. » Si tu te détestais toi-même, quel ravage en
toi.
Homme de surabondance, tu cherches à tout comprendre de l’autre.
Plus tu t’approcheras d’une communion, plus le tentateur se dépensera. Pour
être libéré de l’opposant, chante le Christ jusqu’à la joie sereine.
Les tensions peuvent avoir valeur créatrice. Mais, quand la relation avec
l’autre en vient à se dégrader dans le grouillement des contradictions
intérieures, dans les impossibilités de communication, il y a, ne l’oublie
pas, un au-delà à l’aridité de ce présent.
L’homme juge l’autre d’après lui-même, d’après son cœur. Toi, souviens-toi
uniquement de ce que tu as découvert de meilleur en l’autre. La parole de
libération sur les lèvres, non pas la bouche pleine de condamnations, ne te
fatigue pas à regarder la paille qui est dans l’œil de ton frère.
Si on te juge faussement à cause du Christ, danse et pardonne comme Dieu a
pardonné. Tu te trouveras libre, incomparablement.
En tout différend, à
quoi bon chercher qui a eu tort et qui a eu raison.
Fuis l’habileté
manœuvrière, cherche la limpidité du cœur, ne manipule jamais la conscience de
l’autre, utilisant son inquiétude comme un levier pour le faire entrer dans
ton projet.
En toutes choses, la facilité des moyens va contre la
créativité. Ma pauvreté des moyens conduit à vivre intensément, dans
l’allégresse de l’aujourd’hui. Mais la joie s’évanouit si la pauvreté des
moyens mène à l’austérité ou à un esprit de jugement.< BR>La pauvreté des
moyens enfante le sens de l’universel… Et la fête recommence. La fête ne
finira point.
Si la fête disparaissait parmi les hommes… Si nous allions un
beau matin nous réveiller dans une société rassasiée, mais vidée de la
spontanéité.. Si la prière devenait un discours sécularisé au point d’évacuer
le sens du mystère, sans laisser place à la prière du corps, à l a poésie, à
l’affectivité, à l’intuition… Si nous allions perdre une confiance x’enfant
dans l’eucharistie et dans la parole de Dieu… Si, aux jours de grisaille, nous
détruisions ce que nous avons saisi aux jours de lumière… Si nous allions
refuser un bonheur offert par Celui qui huit fois déclare « heureux… » (Mt
5)
Si la fête s’efface du Corps du Christ, si l’Église est lieu de
rétrécissements, non pas de compréhension universelle, où trouver sur la terre
un lieu d’amitié pour toute l’humanit? ?
L’homme n’est lui-même qu’en
présence de Dieu
Si, dans la prière, tu ne trouves aucune résonance sensible de Dieu en toi,
pourquoi t’inquiéter ? La ligne de partage est imprécise entre le vide et la
plénitude, comme elle l’est entre le doute et la foi, entre la crainte et
l’amour.
L’essentiel demeure caché à tes propres yeux. Mais l’ardeur de la recherche
en est plus soutenue encore, pour avancer vers l’unique réalité. Alors, peu à
peu, il devient possible de pressentir la profondeur, la largeur, d’un amour
qui dépasse tout connaissance. Là tu touches aux portes de la contemplation.
Là tu puises les énergies pour les recommencements, pour l’audace des
engagements.
La découverte de toi-même, sans personne pour te comprendre,
peut provoquer une honte d’exister qui va jusqu’à l’autodestruction. Tu en
viens parfois à te croire un condamné vivant. Mais pour l’Évangile il n’y a
ni normalité ni anormalité, il y a des hommes à l’image de Dieu. Qui pourrait
alors condamner ? Jésus prie en toi. Il offre la libération du pardon à
quiconque vit avec un cœur de pauvre, pour qu’il devienne, à son tour, un
libérateur pour les autres.
En tout hommes se trouve une part de solitude qu’aucune intimité humaine ne
peut combler, pas même l’amour le lus fort entre deux êtres. Qui ne consent
pas à ce lui de solitude connaît la révolte contre les hommes, contre Dieu
même.
Pourtant tu n’es jamais seul. Laisse-toi sonder jusqu’au cœur de
toi-même, et tu verras que tout homme est créé pour être habité. Là, au creux
de l’être, là où personne ne ressemble à personne, le Christ t’attend. Là se
passe l’inattendu.
Passage fulgurant de l’amour de dieu, le Saint-Esprit traverse chaque être
humain comme un éclair dans sa nuit. Par ce passage, le Ressuscité te saisit,
il se charge de tout, il prend sur lui tout ce qui intolérable.
Au moment où les yeux s’ouvrent à ce passage, tu te diras : « Mo cœur
n’était-il pas tout brûlant au-dedans de moi pendant qu’il me parlait ? »
Le Christ n’anéantit pas l’homme de chair et de sang. Dans une communion avec
lui, pas de place pour les aliénations. Il ne brise pas ce qui est en
l’homme. Il n’est pas venu pour abolir, mais pour accomplir. Quand tu
écoutes, dans le silence de ton cœur, il transfigure le plus inquiétant en
toi; quand tu es enveloppé par l’incompréhensible, quand la nuit se fait
dense, son amour est un feu. À toi de regarder cette lampe allumée dans
l’obscurité, jusqu’à ce que l’aurore commence à poindre et le jour à se lever
dans ton cœur.
Heureux celui qui meurt d’aimer
Sans relâche, ô Christ, tu m’interpelles et me demandes : « Qui dis-tu que je
suis ? »
Tu es celui qui m’aimes jusque dans la vie qui ne finit pas.
Tu m’ouvres la voie du risque. Tu me précèdes sur le chemin de la sainteté,
où est heureux celui qui meurt d’aimer, où le martyre est la réponse ultime.
Le non qui est en moi, tu le transfigures jour après jour en oui. Ut me
demandes non pas quelques bribes, mais toute mon existence.
Tu es celui
qui, de jour et de nuit, pries en moi sans que je sache comment. Mes
balbutiements sont prière : t’appeler par le seul nom de Jésus emplit notre
communion. Tu es celui qui, chaque matin, passes à mon doigt l’anneau du fils
prodigue, l’anneau de fête.
Et moi, pourquoi ai-je hésité si longtemps ? Ai-je « échangé le rayonnement de
Dieu contre l’impuissance, ai-je abandonné la source d’eau vivre pour me
creuser des citernes lézardées qui ne te
tiennent pas l’eau ? » (Jr 2).
Toi, inlassablement, tu me cherchais. Pourquoi ai-je hésité à nouveau,
demandant qu’il me soit laissé du temps pour m’occuper de mes affaires ? Après
avoir mis la main à la charrue, pourquoi avoir regardé en arrière ? Sans trop
le savoir, je me rendais impropre à te suivre.
Pourtant, sans t’avoir vu,
je t’ai aimé.
Tu me répétais : vis le très peu de chose que tu as compris
de l’Évangile. Annonce ma vie parmi les hommes. Allume un feu sur la terre.
Toi, suis-moi…
Et, un jour, je l’ai compris : tu appelais ma résolution sans retour.
Roger, ton frère.
Citations
-
« Reposer son cœur en Dieu, se laisser flotter sur les eaux sûres, aimer la
vie telle qu’elle se présente, avec son cortège d’aspérités. Donner sans
compter les années qui restent à vivre, sans calcul pour durer plus ou moins
longtemps. » (Vivre l'inespéré, p. 138)
- « Il s’expose à être un mort vivant, celui qui se réserve pour lui-même.
Si
le but de la vie est simplement de perdurer, l’existence n’a aucun sens. Qui
accepte de perdre sa vie entend un appel qui le dépasse. » (Vivre l'inespéré, p. 118)
- « Aucune crainte pour le salut des hommes. Dieu est amour. Pour ceux qui
le
savent, là elle est la plénitude. Quant à ceux qui n’ont jamais rien su de
Dieu, c’est pour les visiter que, le Samedi Saint, Jésus est descendu « dans
les régions inférieures de la terre ». Il est allé auprès de chaque être
humain, mort avant lui. Et cette visitation auprès de ceux qui ne le
connaissent pas, il la continue à toute heure… »
- « Le carême : quarante jours donnés à l’homme pour qu’il s’émerveille d’un
amour sans nom. » (Vivre l'inespéré, p. 71)
- « Pour le chrétien, y a-t-il aujourd’hui une autre démarche que celle qui
porte un nom difficile à écrire : la sainteté ? » (Vivre l'inespéré, p. 71)
- « Laisser sourdre en nous une eau vivre, le Christ, et tout un univers
intérieur comble des abîmes. Nous voilà entraînés loin d’une manière
oppressive de vivre, si caractéristique de nos sociétés civilisées. » (Vivre
l'inespéré, p. 34)
- « L’essentiel demeure caché à nos propres yeux… Et l’ardeur de la recherche
en
est plus soutenue encore, pour avancer vers l’unique réalité. » (Vivre l'inespéré)
- « Mais ose avancer sans regarder en arrière, chemine vers l’étonnement,
vers
l’inespéré. Si le sens ultime de la vie était la joie de Dieu en l’homme ? »
(Vivre l'inespéré)
- « Si l’Évangile suggère à l’homme d’être lui-même et de faire valoir ses
propres dons au centuple, ce n’est pas pour qu’il se serve lui-même, c’est
pour servir l’autre. Être soi-même selon l’Évangile, c’est creuser jusqu’à
découvrir le don irremplaçable qui est en chaque être. À travers ce don
spécifique qui ne ressemble en rien à celui d’un autre, l’homme se réalise en
Dieu. Faire silence, se retirer au désert, ne serait-ce qu’une fois dans sa
vie, pour connaître ce don… » (Vivre l'inespéré)
- « Certains êtres conservent jalousement dans leur cœur un tesson de
bouteille
qui les égratigne à souhait et avec lequel ils risquent d’égratigner autour
d’eux. » (Vivre l'inespéré, p. 86)
- « Sans arrière-pensée, sans regret, sans nostalgie, cueillir les
événements,
même minimes, avec un émerveillement non épuisable. Va, chemine, mets un pas
devant l’autre, avance du doute vers la foi et ne te préoccupe pas des
impossibilités. Allume un feu, même avec les épines qui te déchirent. »
(Vivre l'inespéré, p. 90)
- « À nous de passer par le Jardin des Oliviers. Connaître l’abandon des
autres, et même apparemment celui de Dieu, pour parvenir à s’abandonner
soi-même en Dieu. Je m’approche de ce jardin, je suis encore à la porte, je
n’ose pas y entrer, mais je sais que je dois le faire si je veux accompagner
le Christ et attendre avec lui la Pâque, un nouveau message. » (Cristobal,
cité par Frère Roger, in Vivre l'inespéré, p. 99)
Ad majorem Dei gloriam